
Ceci est la version écrite du dars donné en direct sur Facebook le 13/11/2020 à 13h que vous pouvez voir ici. Cette version écrite est légèrement différente que la version orale, mais leur essence est la même.
Nous traversons une période particulièrement éprouvante. Non seulement à cause de la crise sanitaire, mais aussi à cause des attaques terroristes que nous avons subies, en France, en Autriche, et en Afghanistan notamment. Ces attaques immondes ont été faites au nom de l’islam, et au nom de la défense du prophète Muhammad (sawas, salla Allahu alayhi wa sallam, Dieu se relie à lui et le salue).
En l’absence des prières et des occasions de se retrouver en présentiel ; nous passons donc par la voie du net. Heureusement, Kahina Bahloul, imame et présidente de notre association, a eu l’occasion de défendre nos positions au cours des différentes interventions médiatiques de ces derniers jours auxquelles elle a été conviée. Nous ne ferons ici qu’apporter des précisions à la marge, et permettre à ceux et celles qui n’auraient pas suivi ces temps d’échanges, de bénéficier de ce rappel.
Évidemment, la Mosquée Fatima condamne fermement tous les actes terroristes commis au nom de l’islam. Ces actes sont des crimes ignobles. Nos pensées, nos prières et tout notre soutien vont aux familles et aux proches des victimes.
Les caricatures méritent-elles que l’on y réagisse ?
Ceci étant dit, comment considérer les caricatures du prophète ou d’éléments considérés sacrés ? Qu’en disons-nous ? Certes, nous respectons la liberté d’expression, qui est un corolaire naturel et évident à la liberté de conscience. Or la liberté de conscience est ce qui nous permet à tous, de pratiquer nos religions, de penser, d’aller, venir et faire librement. Si nous voulons pour nous-mêmes cette liberté, que nous chérissons tant, il nous la faut vouloir pour autrui. Même si ces conséquences peuvent parfois nous heurter.
D’un point de vue plus religieux et métaphysique, comment imaginer qu’un dessin qui se veut incarnant le prophète, puisse lui faire du tort ? Lui, homme orphelin parti de rien, si ce n’est de ses valeurs et de son abnégation, choisi par Dieu pour transmettre la dernière révélation divine faite aux hommes, lui dont le poète catholique français Alphonse de Lamartine a écrit : « Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mohammad ? » Muhammad (sawas), prophète de Dieu et annonciateur de l’islam, peut-il, ne serait-ce qu’être égratigné par des caricatures, voire même par des poèmes satiriques, de la musique moqueuse, ou une mise en scène cinématique ou théâtrale ? Pour nous, rien ne peut porter atteinte à son image. Mais nous sommes des êtres humains, et il est parfois difficile de ne pas réagir. Que faire dans ce cas ?
Éventuellement, comment réagir ?
Nous, qui nous reconnaissons comme les disciples du prophète Muhammad (sawas), en avons une connaissance qui n’est pas personnelle (nous ne l’avons pas rencontré), ni historique, (après tout, les éléments factuels manquent beaucoup) ; non. Nous en avons un savoir spirituel ; un savoir qui fonde notre relation à lui, une relation au-delà du positivisme logique ou de la pensée magique, notre relation est celle de la foi. Nous, musulmans du XXIe siècle, nous nous vexons, nous nous sentons heurtés par des caricatures que nous percevons comme un manque de respect pour cet homme qui est un guide, un éclaireur qui a illuminé notre chemin vers Dieu. Quelqu’un de très important que nous aimons et respectons. Et pourtant, cet homme, élevé si haut auprès de Dieu, rien ne peut l’atteindre, non pas parce qu’il ne ressentait rien de son vivant, mais parce que la guidance de Dieu était, et est toujours pour nous, présente, notamment dans le Coran. Ainsi, à la sourate 15, versets 97-98 (al Hijr), Dieu s’adresse au prophète et lui dit « Oh ! Nous savons bien que ta poitrine se serre du fait de ce qu’ils disent [ce que disent des railleurs] …Exalte par la louange la transcendance de ton Seigneur, sois de ceux qui se prosternent. Adore ton Seigneur, jusqu’à ce que t’arrive la certitude. »
A la raillerie, à la moquerie et au manque de respect, Dieu dit au prophète de répondre par la piété et par l’action de grâce (reconnaissance envers Dieu). C’est ainsi que nous, musulmans d’aujourd’hui qui nous voulons ses disciples et aspirants vers Dieu, nous devons agir de la même manière. C’est en cela que le prophète (sawas) est un guide pour nous. Cela fait aussi écho à un autre passage coranique, ô combien significatif, en S.41 (Fussilat/Ils s’articulent), V.34 : « Belle et mauvaise action ne s’équivalent : repousse (la mauvaise) par une plus belle, et voilà que celui qu’opposait à toi l’inimitié mutuelle prend les traits d’un allié chaleureux… », quel passage sublime ! Voilà le message de Muhammad (sawas) ! Voilà l’attitude que tout musulman devrait adopter ! Porter plainte contre les caricatures ou même contre des insultes, ce que d’aucuns dénomment « blasphèmes », se mettre en colère, taper du poing sur la table ou encore bien pire…tuer le dessinateur ou celui qui utilise de tels dessins…correspond-t-il au message du Coran et à l’enseignement du prophète ? Évidemment : NON !
Islam vivant vs islam impérial
Pour que les choses soient le plus clair possible : tuer une personne jugée coupable de blasphème est bien une disposition présente dans ce qu’il faut appeler, soit la « sharia médiévale », soit « l’islam impérial », il s’agit de la même chose. A savoir un ensemble de prédispositions juridiques adossées à des sources religieuses (Coran et Sunna entre autres), mais qui visent à fournir à l’État musulman de l’époque, de quoi ériger un droit et asseoir sa domination. Ici, il n’est pas question de religion, mais de politique à caractère religieux. Politique qui a fini par s’introduire, avec le temps, dans la jurisprudence islamique. Ce qui a permis à certains de faire usage de ces dispositions juridiques médiévales, pour condamner les caricatures, voire même appeler au châtiment contre les blasphémateurs.
Et c’est ici que le bât blesse. Il y a plusieurs attitudes et façons de vivre l’islam. Soit on s’en tient au corpus médiéval tel quel. Et là, c’est l’islam impérial que l’on défend. Ou, on peut regarder dans ces textes anciens, mais en gardant à l’esprit que les conditions et les usages ont évolués depuis lors. Et donc adapter sa pratique et sa compréhension des textes. Nous, nous vivons l’islam comme une religion qui donne un rôle primordial et fondamental aux pratiquants. Donc à nous, croyants contemporains. Nous refusons de calquer notre compréhension sur cette sharia médiévale, bâtie sur l’idée de domination de l’autre pour des besoins politiques (cf paradigme hégémonique de Omero Marongiu-Perria in Rouvrir les portes de l’islam*). Pour nous, cette différence entre « islam impérial » et, appelons-le ainsi, « islam vivant », est prise en charge dans le texte coranique à la suite du verset cité précédemment de la sourate 41, Ils s’articulent/Fussilat, verset 35 : « c’est vrai qu’une telle (magnanimité), ne la rencontrent que les patients, que le bénéficiaire d’une chance insigne », puis au verset 36 : « ou alors te démange une démoniaque démangeaison, dans ce cas, réfugie-toi en Dieu : Il est l’Entendant, le Connaissant. » Dieu entend nos plaintes, et Il connaît nos souffrances, quel meilleur refuge qu’auprès de Lui ? Ces passages nous expliquent même que toute « démangeaison » qui serait provoquée suite à une mauvaise action, vient du shaytan, de Satan. Par démangeaison, nous pouvons comprendre « hostilité », démangeaison de la main qui ressent le besoin d’aller à la rencontre de la figure de celui dont on estime qu’il nous a offensé. Et pourtant, cette attitude est qualifiée de « démoniaque » ou de satanique. Quelle que soit la traduction choisie, c’est une attitude que le ou la croyante véritable doit éviter. Or, cette attitude est justement celle défendue par les tenants de la « sharia médiévale », ou de l’islam impérial. Nous nous voulons agir conformément aux recommandations faites au prophète (sawas), et répondre à un mauvais geste, par quelque chose de meilleur.
Un comportement coranique
Les réalisations du prophète (sawas) sont si grandes et magnifiques. Ses enseignements au cœur de plus d’un milliard et demi de personnes, et dont l’écrasante majorité se rappelle de deux versets qui qualifient sa morale. Ainsi en 21, 107 [Les Prophètes] « Nous ne t’avons envoyé que par miséricorde pour les univers » et 68, 4 [Le Calame] : « tu es porté par un caractère magnanime. » Répondre au mal par le bien, être patient face à la vexation et aux moqueries, c’est cela l’enseignement du prophète Muhammad (sawas). Alors comment peut-on imaginer que des dessins puissent lui porter un quelconque préjudice ? Ou diminuer en lui quoique ce soit ? A l’inverse, que des gens se réclamant de ses « défenseurs » commettent des crimes en son nom, c’est cela qui contribue à porter atteinte à son apostolat.
La seule attitude qui nous paraît islamique en cas d’incompréhensions, c’est d’en faire des occasions de rencontres et de rapprochements. Faire de ces moments a priori polémiques, des occasions d’échanges et de conversion, non à la foi, mais des conversions du cœur : d’un cœur baigné d’incompréhension hostile à un cœur apaisé et éclairé ; d’un cœur touché par une colère sourde, à un cœur rasséréné par une bonne discussion. Certains, notamment des non-musulmans, ont eu cette intuition. Et ils ont expliqué ses succès par son comportement dont Dame Aïcha nous dit que « son comportement était celui du Coran». Dans un autre hadith, elle qualifiait son époux de « Coran marchant ». Lamartine l’a vu aussi puisqu’il dit « Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d’idées, restaurateur de dogmes rationnels, d’un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d’un empire spirituel, voilà Mahomet. A toutes les échelles où l’on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ? », en effet, aucune moquerie, satire ou impertinence ne saurait donc l’atteindre.
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- Bibliographie commentée :
– Adrien Candiard, Comprendre l’islam, ou plutôt pourquoi on n’y comprend rien, Flammarion, 2016 (il est toujours intéressant de s’intéresser au point de vue de l’autre, surtout que monsieur Candiard est un dominicain qui travaille sur l’islam et la pensée d’Ibn Tayymya pour être précis.
– Omero Marongiu-Perria, Rouvrir les portes de l’islam, Atlandes, 2017 (livre qui s’intéresse aux difficultés actuelles posées par le fiqh médiéval à partir de l’exemple de l’esclavage. Livre très éclairant)
– Gérald Bronner, sociologue des croyances qui s’est intéressé au fanatisme, aux théories du complot etc. plusieurs ouvrages. Je vous en cite un mais allez voir sur vos moteurs de recherches, vous en trouverez d’autres (ce qui est valable aussi pour les deux auteurs cités ci-haut): La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques. PUF, 2016
– Farid eddine Alim Ibn Ala al-Hanafi (m. 786H/1384), al-fatawā al-tātārkhānyyia, Inde. Somme de recueils de fatwa hanafites publiées en Inde. Dans l’introduction du premier tome, il est spécifié que le fiqh et la shari’a sont une seule et même chose. La question du rapport entre ces deux notions étant soulevé à un moment de la vidéo.
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